Par Sylvie Nicephor, interprète, musicologue. Paris, 12/2014.
La musique classique occidentale, art savant doté d'une tradition plus que millénaire, pourrait-elle être éradiquée, détruite, pour finalement disparaître de l'espace culturel contemporain, par simple volonté politique ?
Posée ainsi, cette question, qui nous interpelle violemment dans sa radicalité, amène dans l'immédiat une réponse négative tout aussi catégorique. Impossible en effet d'éradiquer au moyen d'une quelconque décision la musique classique, riche de plusieurs siècles d'œuvres musicales, dont la spécificité et la force résident d'abord dans l'écriture. Quand bien même ne serait-elle plus jouée, elle subsisterait sous forme de partition. Un scénario peu probable de destruction massive de bibliothèques, de manuscrits et de recueils, n'empêcherait pas le répertoire musical de vivre par les archives audiovisuelles et les catalogues discographiques. Et même lorsque une volonté politique profondément totalitaire pourrait planifier l'éradication de la mémoire culturelle- table rase régénératrice des peuples déjà expérimentée dans certains contextes révolutionnaires au cours de l'histoire- elle ne parviendrait pas totalement à remplir cette mission. Enfin, la culture « internet » joue actuellement un rôle de démocratisation mondiale de la musique classique sans précédent dans l'histoire, même si certains déploreront sa soumission éventuelle au « zapping » permanent.
Si donc l'éradication en bonne et due forme de l'art musical classique est peu probable, son contrôle, son orientation, son instrumentalisation au service d'idéologies et de causes sont tout à fait possibles et ont été largement expérimentés, depuis l'église, en passant par les monarchies et les empires, jusqu'aux républiques et aux démocraties modernes. Cette main-mise du politique sur le musical a concerné deux pôles essentiels, sans lesquels le renouvellement et la continuité de la vie musicale ne peuvent s'effectuer : la création, centre vital de toute activité musicale, et la formation, l'enseignement, sans lesquels les acquis et les savoir-faires ne peuvent être ni transmis ni renouvelés.
Par conséquence, une volonté de détruire la musique classique s'actualiserait en agissant sur ces deux axes : sans création et sans tradition formatrice, la musique classique peut continuer à exister, à travers partitions et archives sonores, mais devient une pièce de musée, une curiosité d'historien, une affaire de musicologues ou d'érudits. C'est donc une langue morte que l'on étudiera un temps, mais dont les générations à venir se détourneront, tout comme aujourd'hui l'histoire, le latin, le grec, la philosophie classique, sont de simples options en voie de disparition dans le socle des savoirs.
La mise en œuvre d'un tel plan pourrait éventuellement se réaliser dans des pays où l'ensemble de l'activité musicale est fortement institutionnalisée, et où il existe soit un centralisme fort, soit une grande concentration des pouvoirs. Pour répondre à la question initiale, programmer politiquement la disparition de la musique classique resterait donc envisageable dans certains contextes.
Il existe cependant un moyen simple, immédiat et efficace pour éradiquer la musique classique : l'éradication des musiciens. Un projet politique peut programmer leur disparition, tout comme il peut éliminer peu à peu de l'espace socio-économique, par la voie de l'affaiblissement, certains corps de métiers (agriculteurs, pêcheurs, emplois liés aux secteurs industriels, etc…). Il peut utiliser plusieurs méthodes dont nous examinerons, dans un premier temps, la plus commune.
1. A l'heure des constats
Si des métiers (et, par voie de conséquence, tous les savoir-faires qui leur sont associés) disparaissent par simples mutations technologiques et sociales, le secteur musical n'est pas soumis à ces enjeux ; il a démontré au fil des siècles sa capacité à évoluer de lui-même en s'adaptant, en souplesse, aux nouvelles donnes dont il s'est fait l'écho, la face visible. Il s'est accommodé de toutes les évolutions, a su renouveler ses matériaux, ses formes, ses genres, ses cadres d'exercice, son auditoire. Un argumentaire darwiniste qui justifierait la mort de la profession musicale par le simple fait de l'évolution du monde serait non seulement trop imprécis, mais sur le fond absurde.
Les enjeux économiques restent une raison percutante, surtout en période de crise déclarée, pour justifier l'éradication de professions dont on constaterait l'inutilité en terme de rentabilité marchande. Et nous touchons-là à une cruelle réalité : le musicien classique n'a jamais été, et ne sera jamais directement générateur d'argent. La musique classique a un coût et le professionnel ne peut réellement pratiquer dans des conditions acceptables que lorsque ses financeurs (mécènes, pouvoirs publics) lui en donnent les moyens (cadres d'exercice, salaire). Ces derniers ont donc pouvoir de vie ou de mort sur le musicien professionnel, qui reste soumis à leur décision. Une réduction massive, voire carrément une suppression des sources financières mettraient les musiciens professionnels en cessation d'activité. L'absence de pratique engendrerait de fait la mort du musicien, et donc de la musique vivante. Nous pouvons aujourd'hui observer, dans le monde occidental, la mise en œuvre de ce scénario.
Les retombées économiques indirectes ou les bienfaits pour l'image d'une ville, liés à l'existence de sociétés musicales et de programmations, ne masquent pas une réalité constatée : celle du vieillissement de l'auditoire, et pis que cela, de son non-renouvellement. Cela signifie que dans notre vieille Europe, la musique classique a encore des adeptes, mais que l'on peut prévoir logiquement leur extinction progressive dans la décennie à venir. Notons que ce phénomène n'est pas perceptible dans le domaine des arts plastiques, du théâtre, de la danse, secteurs artistiques où la création contemporaine est plus massivement diffusée. Il y a donc, visiblement, un « problème » avec la musique classique, grand corps malade et vieillissant que l'on va soit continuer à soutenir lorsque l'on considère « qu'il peut encore servir » (ce qui résume en quelques mots le discours actuellement tenu en France), soit cesser progressivement de soutenir, soit euthanasier en bonne et due forme.
« Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir » dit un vieux dicton populaire. En réalité, le financement de la musique classique se borne aujourd'hui, dans la majorité des cas en Europe, à autoriser l'existence d'un « star-system » d'interprètes potentiellement rentable et moralement sécurisant, car garant de valeurs de fiabilité, et de jouer, en ce qui concerne la France en particulier, la carte républicaine de l'égalité culturelle par le soutien de la pratique amateur. Toujours en France, le maintien d'une façade musicale attractive et enviable (existence de festivals, de saisons, de lieux prestigieux de diffusion et de pratique) témoigne de la bonne volonté des pouvoirs publics, qu'il serait infondé de remettre en cause. L'ouverture prochaine (source de débats et de polémiques) de la Philarmonie de Paris, qui se situe naturellement dans la ligne de restructuration du paysage musical parisien entreprise depuis une trentaine d'années, en reste la preuve visible.
Il n'en demeure pas moins que l'interprète-médiatisé et le pratiquant amateur ont ainsi remplacé, en quelques décennies, le compositeur et le musicien de « métier » dans la hiérarchie séculaire des acteurs du monde musical, jusqu'à la négation de leur existence même (pour une grande part de la population, et surtout, hélas, des mélomanes, les compositeurs n'existent plus et la musique classique n'est pas un « métier », mais, tout au plus un « emploi » peu considéré car sensé divertir). Une logique décliniste devrait donc prévoir, à moyen terme, l'effondrement en Occident du face-à-face entre l'interprète-starisé et l'amateur éduqué, et son déplacement vers les pays émergents, l'Asie en particulier, en raison de l'intérêt grandissant qu'ils portent à la musique classique, et du haut niveau de leur pratique.
Ces constats contemporains ne doivent pas nous faire oublier la question initiale, qui traite de la possibilité d'extinction d'un art par volontarisme politique. La fin progressive du financement de la musique classique (sujet d'actualité si l'on consulte la presse musicale spécialisée) ne serait pas une cause directe de déclin, mais plutôt une conséquence constatable. En réalité, elle ne ferait que confirmer, que témoigner d'un désintérêt, voire d'une ignorance de cet art. Ce qui signifie que si mise à mort existe, elle a sans doute déjà été entreprise, avec succès. Hypothèse dont il nous appartient à présent d'analyser les mécanismes potentiels afin d'en vérifier la pertinence.
Dienstag, 27. Januar 2015
Montag, 26. Januar 2015
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